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Fous de danse, by Elisabeth Lambert

Paris, Autrement, 1983

 

 

 

Transe en danse

 

Dominique Frétard

 

 

Quand, dans les années 65-70, on ne trouvait pas son bonheur avec la danse américaine, et dans le désert de la danse française — Béjart excepté — aucun modèle à se mettre sous le pied, il fallait bien chercher ailleurs. Les cultures qui avaient su maintenir la danse en état de grâce, la nourrissant de toute la richesse de traditions séculaires, furent les nouveaux modèles : Inde et Asie. C'était l'époque des grandes migrations de la jeunesse occidentale à la recherche de ses mythes perdus.

Depuis quinze ans, le courant africain se dessine, s'insinue jusqu'à l'explosion actuelle. En fait, il s'agit d'un double courant : celui qui, issu de l'expression primitive de Katherin Dunham, s'est développé en France avec le Haïtien Ernst Duplan ; et celui qui, en direct de l'Afrique, s'est propagé sous l'impulsion d'intellectuels et de travailleurs immigrés dans le but d'animer les communautés en exil, coupées de leurs racines (tra­vail de Cissé Tidjani, de Guem, de Lucky Zébilla, de Cissé Fodé).

Nombreux sont aujourd'hui les Blancs qui se reconnaissent et s'épanouissent dans la danse africaine. Les cours sont pleins, les ama­teurs ne jurent que par elle, et beaucoup de jeunes professionnels la jugent indispensable à leur formation, comme si, avec elle, ils compre­naient enfin les secrets de leur art. Jeanine Claes, Française de la région parisienne, est peut-être la seule Blanche à avoir poussé le choix jusqu'au bout : elle pratique la danse africaine et l'enseigne. C'est son point de vue, enrichi du recul de dix ans d'expériences, qui sera notre guide pour comprendre ce qui pousse tant de monde à bouger africain.

« Je ne crois pas qu'il ne s'agisse que d'une mode : ce que j'ai vécu à mon niveau il y a maintenant plus de dix ans, d'autres aujourd'hui en éprouvent la nécessité. Je ne suis pas étonnée : la musique africaine est un mode d'expression qui parle à tout le monde, qui fait bouger instantanément les jeunes et les vieux ; c'est un mode absolument populaire qui permet d'exprimer et d'extérioriser avec le corps ce que nous portons tous en nous : la danse. Faire la fête, non pas en dansant chacun dans son coin, mais tous ensemble.

Moi, dans le mode de vie occidental, je me suis toujours sentie déracinée, jamais je ne me suis faite à l'idée d'avoir du béton sous les pieds. On est seul, isolé, angoissé, stressé, sans aucune possibilité de balayer les mauvaises énergies puisqu'on a perdu depuis longtemps le sens de la fête, l'art de se défouler avec intelligence.

La danse africaine a été pour moi comme une seconde naissance à une époque où j'étais prête à abandonner la danse telle qu'elle se pratiquait : mécanique et nombrilique. Et puis, j'ai toujours éprouvé le besoin d'aider les autres, et la danse africaine c'est, au-delà d'une tech­nique, un apprentissage de la vie riche d'enseignements. »

Dominique Frétard : Les gens qui viennent au cours sont-ils mal dans leur peau ?

Jeanine Claes : « Oui, mais pas nécessairement, ils sont avant tout des gens qui cherchent ; qui cherchent les moyens de réconcilier le corps et l'esprit, de mieux vivre. Cela dit, c'est vrai que la majorité ont des problèmes avec leur corps : c'est la première chose que je vois. Ils n'osent pas le bouger. Ils sont maladroits mais remplis d'une immense bonne volonté car ils sont là pour trouver une solution qui les dénoue.

Certains sont bloqués depuis longtemps et ils vont devoir être patients car la danse africaine profondément ancrée dans la Terre, source de fécondité et de fertilité, est particulièrement sexuelle et erotique. Il est dur de s'y laisser aller, mais le jour où cela arrive, les progrès n'en sont que plus rapides. Mais avant de libérer les mouvements du bassin, là où tout se joue, il faut desserrer la tête. Aucune autre solution. La danse africaine qui paraît facile au premier coup d'œil est en fait difficile à acquérir pour un Européen car elle est un état d'esprit avant d'être une technique. »

D. F. : Mais la musique est très porteuse...

J. C. : « La danse africaine, c'est celle qui se fait avec le tam­bour. Il faut comprendre le rythme du tam-tam pour la danser, entrer en communication avec lui. C'est lui qui donne toutes les indications, les changements de rythmes donc les changements de pas. Le bon danseur, c'est celui qui entre dans la musique et le bon musicien, celui qui sent dans quel état est le danseur. »

D. F. : Que vous disent vos élèves quand ils commencent à faire des progrès ?

J. C. :« Ils ne peuvent que faire des progrès car la danse africaine nécessite un investissement véritable. Ceux qui ne sont pas très motivés abandonnent vite. Ceux qui restent sont souvent ceux qui pressentent qu'au cours quelque chose peut les changer, les aider. Je sais que cer­tains viennent sur recommandation d'un médecin... De toute façon pour tous, cette danse devient indispensable à leur fonctionnement, à leur équilibre... Elle leur permet d'exprimer leur sexualité et de la vivre en dansant. Les plus libérés reconnaissent qu'ils sentent mieux, qu'ils font mieux l'amour, et c'est jusque-là que ça doit aller ! Le corps ne ment pas, moi, je ne dis rien car ce n'est pas mon rôle, je ne force rien, mais je vois les évolutions, les êtres changer. »

D. F. : C'est une thérapie qui passe par le corps et les rythmes et non par les mots, les discours tendant à rationnaliser...

J. C. : « Thérapie, si vous voulez. C'est une danse qui permet de se sentir mieux car elle met en communication avec les éléments cosmi­ques. A mon cours, je ne dis pas "gauche" ou "droite", mais "du côté de la montagne, de la lune", etc., afin que mes élèves prennent mieux conscience de leur espace intérieur, qu'ils s'ouvrent davantage face à l'univers. Il faut qu'ils respirent, qu'ils se vivent à l'unisson avec le monde. Le rythme du chasseur, de la panthère... facilitent cette sensa­tion d'avoir la terre sous les pieds ; rythmes traditionnels qui arrivent dans la salle de cours chargés de la force de la brousse africaine.

D'autres rythmes comme ceux de la séduction, de l'invitation à la danse, donnent à chacun l'habitude de danser ensemble, d'échanger, de s'amuser vraiment. Un certain oubli de soi.

Cette manière de danser n'oppose pas la barrière de la technique : dès le premier cours on peut s'intégrer. Il est essentiel pour moi de savoir insuffler et développer le sens de la communauté, du groupe qui coupe l'isolement: on y apprend autant à aller vers les autres qu'à laisser autrui venir jusqu'à vous sans pour autant se sentir menacé ! »

 

D. F. : Ça, c'est au cours, mais en dehors du cours que se passe-t-il?

J. C. : « Mais le cours a des prolongements évidents dans la vie. C'est le mode de vie africain qui s'empare peu à peu de vous ; le "tem­pérament africain". Tous, nous nous connaissons et nous nous voyons à l'extérieur : nous sortons dans les boîtes où il y a de la musique afri­caine, mais ce que nous préférons c'est la fête entre nous autour d'un poulet Yassa ; on est entre amis, une sorte d'esprit de "famille" si favo­rable au bien-être.

D'ailleurs quand je monte un spectacle, ce n'est pas forcément les meilleurs que je choisis mais ceux qui ont compris l'esprit africain car ceux-là ont quelque chose à donner au spectateur. Danser africain, c'est une initiation longue qui mène à la connaissance de soi. Si dans notre société tant de choses ne vont plus, j'essaie, au niveau de mon cours, d'apporter les germes d'un changement et je crois que j'y réussis : chan­gement de mentalité, changement dans les corps. Des lettres, des confi­dences que je reçois parfois longtemps après me le confirment. »

D. F. : La danse africaine a remplacé le rôle que le folklore francais iouait jadis quand la France était encore une société rurale. C'est la recherche du Paradis perdu ?

J. C. : « Oui, c'est peut-être cela. Cette danse au langage immé­diatement compréhensible, universel n 'a pas été amoindrie, mais elle est toujours vivante, pleine de force et de sève. En se l'appropriant, on espère en capter l'énergie puissante, le flux vital. C'est retrouver la foi en d'autres valeurs qui soudain motivent notre goût à vivre. Moi-même, j'ai été élevée dans la religion catholique et la notion de Dieu que j'ai rejetée m'a au fond manqué. L'homme a besoin, je pense, de croire en des forces qui le dépassent et le transcendent. »

D. F. : II est vrai que les rythmes de la danse sont les mêmes qui servent à invoquer la pluie, l'abondance, la guérison, ces pouvoirs nous fascinent...

J. C. : « La danse africaine a une origine religieuse comme toutes les danses traditionnelles ou folkloriques. Son pouvoir a été conservé intact jusqu'à nos jours. Et il est sûr que ces rythmes et ces danses qui ont la puissance de communiquer directement avec les dieux nous atti­rent, comme si à notre tour nous allions avoir accès au mystère, à la compréhension du monde au-delà des apparences. Le N'Doep est le rythme utilisé pour chasser le mal et je l'emploie à mon cours. C'est dans ce sens que, de plus en plus, j'aimerais travailler. »

D. F. : Avez-vous eu des expériences personnelles de cet ordre ?

J. C. : « Je n'aime pas en parler car c'est difficile : soit on y croit, soit on n'y croit pas ! Mais c'est certain que les rythmes joués peuvent être positifs ou négatifs comme en témoigne l'expérience que j'ai vécue avec un musicien de mon cours avec lequel je ne m'entendais plus. J'en étais arrivée à ne plus pouvoir danser, je tremblais, je devenais malade. Cet incident arrivant après un très grave accident de voiture, j'ai décidé sur les conseils de nombreux amis africains d'aller me faire soigner par un marabout en Casamance qui a bien voulu entreprendre un travail sur moi pour éloigner les forces négatives : un traitement à base de plantes... accompagné d'un discours à la force impressionnante...

Avoir accepté cela, c'est avoir définitivement adopté l'Afrique. Je continue à chaque voyage à voir un ou plusieurs marabouts. Aujour-

hui je me sens forte, mais je ne m'attribue aucun pouvoir sur les lutres, même si les autres ressentent le contraire. Je ne force rien. Je ne suis que le médium entre eux et la musique ; si je peux donner à certains, c'est bien... mais cette manière de bouger et les énergies qui pas­sent par le tambour ont évidemment leur mot à dire... »

 

 

Fous de danse; by Elisabeth Lambert

Paris, Autrement, 1983

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